Une chasuble du Musée diocésain de Vienne

J’avais l’habitude de visiter le Musée diocésain de Vienne pour admirer deux objets exposés : une chasuble et un « chaperon » avec broderies en haut relief, d’une grande qualité de réalisation. Malheureusement les conditions d’exposition n’étaient pas les meilleures et la prise de photos de bonne qualité était difficile. J’y suis retourné récemment; j’ai retrouvé le musée complètement changé et la chasuble exposée dans une vitrine permettant de l’admirer sous toutes ses coutures, pour ainsi dire.

Il me vint alors l’idée de vous faire profiter de cet objet, Figure 1, qui se distingue par une étoffe de fond, donnée comme française et des années 1400, tout à fait exceptionnelle. Ne faisant pas partie de mon domaine, la broderie, où je peux me prévaloir d’avoir une certaine expertise, je laisse à d’autres le soin de commenter son attribution et sa datation.

Le dos de la chasuble est adorné d’une croix latine decorée de personnages en relief (ou ronde-bosse) dans l'esprit des exemples presentés dans les figures 314 à 316 de l'ouvrage La Broderie de Marie Schuette et Sigrid Müller-Christense (éditions Albert Morancé, 1963). Elle est attribuée à un atelier de Bohème et du debut du XVIe siècle.       
Figure 161

Figure 1
Le dos de la chasuble, à gauche, décoré d’une croix, et le devant à droite.

Sur la branche verticale de la croix, et de haut en bas, on voit une image de Dieu le père, Figure 2, portant l’orbe sommé d’une croix de la main gauche et montrant de la droite le Christ crucifié en dessous, Figure 3, suivi de la Vierge et Saint Jean l’Évangéliste, Figure 4.

Figure 162Figure 2
En haut de la branche verticale de la croix se trouve l’image de Dieu le père en buste, portant l’orbe sommé d’une croix de la main gauche et montrant de la droite le Christ crucifié en dessous. Le buste est supporté par des nuages et en dessous on aperçoit le phylactère avec la mention INRI.

Figure 163Figure 3
Le Christ en croix

Figure 164Figure 4
La Vierge et Saint Jean

En bas du bras vertical de la croix, sous un baldaquin, l’image de Saint Martin, Figure 5, tenant l’épée dans le geste de couper son manteau, ce qui permet de l’identifier aisément.

Figure 165Figure 5

La branche horizontale est habillée à gauche de la représentation de Saint Pierre, Figure 6, tenant avec ses deux mains une grosse clé et à droite Saint Paul, Figure 7, tenant le pommeau de l’épée de la main gauche et les évangiles de la main droite.
Figure 166

Figure 6 

Figure 167

  Figure 7

 Pour pouvoir apprécier pleinement le travail de broderie il faut se référer aux photos de détails, en particulier des figures, comme celle de Dieu le Père, Figure 8.

Figure 168Figure 8
Détail de l’image de Dieu le Père

Notre regard est tout de suite attiré par la tête du personnage, entourée d’un nimbe circulaire, et dont le haut du visage est encadré par une chevelure faite de longues boucles, s’étalant sur les épaules de son manteau, et une barbe fournie plus désordonnée qui laisse apparaitre la bouche à lèvres épaisses. L’effet tridimensionnel apparait immédiatement puisque l’on distingue le bombé du front, l’arête du nez et les narines, les pommettes et le creux des orbites des yeux. Ceux-ci sont nettement dessinés avec un regard pénétrant, aiguisé par la blancheur de l’iris et la noirceur de la pupille. Le modelé du manteau et de la tunique est bien visible sur les figures 2 et 8.

Le travail de broderie est diffèrent suivant les parties que sont représentées.

Le fond est brodé en couchure [1]de filé métal (ou baudruche ?) posé verticalement et tenu par de points de soie rouge (déteint), qui croisent deux filés adjacents, pour former un dessin a effet tressage, comme celui de la figure reproduite dans Le Trésor Brodé de la Cathédrale du Puy-en-Velay[2].

Le nimbe circulaire se détache, sur ce fond plat, grâce à une large bordure faite de brins de canetille de gros diamètre enfilés par un fil de soie. L’espace à l’intérieur de la bordure est remplie d’une étoffe (satin ?) sur laquelle sont disposés de cercles concentriques, faits de deux filés en couchure, et des volutes diamétrales, toujours en couchure mais utilisant de filés de plus gros diamètre. Vient ensuite la chevelure, faite de canetille (frisure) disposée savamment, étirée et retordue ponctuellement. La barbe est aussi en canetille, qui a été savamment « déstructurée » pour l’opposer au relatif ordre de la chevelure.

Les carnations des formes en bas-relief, comme le visage, sont faites en fabricant une forme obtenue, on peut le supposer par le léger manque qui apparait au-dessus de l’œil droit , en utilisant plusieurs épaisseurs de corde, modelées de sorte à « exprimer les plus grandes saillies… avec de gros fils écrus & cirés… qu’il [le brodeur] coud les uns sur les autres à plusieurs reprises , suivant le plus ou le moins de relief qu’il veut donner … ». Sur cette forme on pose une étoffe (satin ?) qui vient la recouvrir complètement et qui sert de base à la broderie des sourcils, des yeux et des ombres qui accentuent le relief. Malheureusement il m’a été impossible de prendre une macro permettant de mieux montrer la précision presque « chirurgicale » de cette opération.

Le manteau est fait comme décrit ci-dessus pour le visage, mais au lieu de tendre une étoffe sur « toutes ses rondeurs & formes » «… les Brodeurs couvrent le tout en sens contraire aux derniers fils, avec de l’or en broche cousu à petits points alternés, d’une soie bien cirée… ». Il ne s’agit pas ici d’or mais plutôt de métal ou baudruche, déposés horizontalement et tenus, deux à deux, par des points alternés bien visibles sur la photo. Le manteau et bordé de brins de canetille de gros diamètre enfilés par un fil de soie comme pour le nimbe. La tunique est brodée avec de fils de soie en couchure, tendus grâce à de points croisés dans les parties en creux des surfaces.

Un examen détaillé du Christ en croix, Figure 9, montre que l’étoffe de couverture est usée dans la partie supérieure du buste, comme c’est aussi le cas pour le front de Dieu dans la  figure 8. Ceci ne nuit en rien à la qualité de l’image et à la sensation de souffrance et de douleur qu’elle transmet.

Figure 169Figure 9
Détail de l’image du Christ.

Le modelé du visage du Christ, en particulier le travail des yeux et des paupières tombantes, ainsi que les lèvres entrouvertes qui laissent apercevoir quelques dents, est remarquable. Celui des bras est très réaliste et se termine par les poings surdimensionnés et fermés avec le pouce à l’intérieur  La couronne d’épines est représentée au moyen de grosses mèches obtenues en recouvrant une corde floche d’un fil de soie, vert en l’occurrence. Sur le front on voit une double rangée de trous d’aiguille qui laissent supposer que des mèches sont manquantes. La chevelure et la barbe sont, comme pour Dieu le Père, faites aussi en canetille plus ou moins « déstructurée » pour accommoder les boucles aux contours du visage et à leur chute sur les épaules. Le nimbe est traité exactement comme celui de Dieu le père. Les bras de la croix sont faits en application d’une toile fine sur laquelle on couche un fil ondulant pour imiter les cernes et nœuds du bois. Le périzonium autour de la taille du Christ est traité en léger relief comme pour la robe et le manteau de Dieu le Père. Un fil de soir rouge indique les coulés de sang des blessures subies par le Christ.

Les techniques de broderie sont les mêmes pour la représentation de la Vierge et Saint Jean au pied de la croix, Figure 4. Les visages sont fort bien modelés mais on peut leur reprocher de manquer de caractère, d’être trop lisses et presque absents de la dramaturgie habituelle dans les ouvrages allemands de la même époque, comme dans l’orfroi de Cologne[3] de la collection Cougard-Fruman au Puy-en-Velay. 

Plus intéressant est l’image de Saint Martin, Figure 5, puisque, pour couper son manteau, il est obligé de découvrir sa tunique, d’un très beau vert, et la doublure de son manteau, d’un rose passé. Comblé de la coquetterie, il porte un béret d’un rouge vif qui le détache de son nimbe et l’inscrit puissamment dans sa niche, coiffée d’un baldaquin en arc brisé.

Regardons le détail de sa tête, Figure 10. Comme pour les têtes de Dieu le Père et le Christ, on voit que le procédé pour les cheveux et la barbe reste le même : des brins plus ou moins longs de canetille sont disposés de façon savamment désordonnée et leurs spires plus ou moins écartées. L’effet est tout à fait saisissant et d’une grande tridimensionnalité. On note que Saint Martin a perdu une partie de sa moustache, comme les trous au-dessus de la lèvre supérieure le laissent supposer. C’est aussi le cas pour le sourcil droit. Un nombre très limité de points sont suffisants pour donner de la lumière et l’intensité au regard du saint.   

Pour finir, on peut montrer que l’on peut varier les plaisirs et représenter la calvitie de Saint Pierre, Figure 6, ou des cheveux lisses comme pour le Saint Paul, Figure 7.    

Figure 170Figure 10
Détail de Saint Martin

 Pour finir, on peut montrer que l’on peut varier les plaisirs et représenter la calvitie de Saint Pierre, Figure 6, ou des cheveux lisses comme pour le Saint Paul, Figure 7.    

 

[1] Pour les termes techniques, en italiques gras quand ils apparaissent pour la première fois, je vous invite à vous référer à la page http://www.plaisirstextiles.com/pages/glossaire-de-la-broderie.html de mon site plaisirstextiles.com. où vous trouverez des explications détaillées.

[2] Le Trésor brodé de la cathédrale du Puy-en-Velay, Josiane Cougard-Fruman et Daniel H. Fruman, photographies Alain Rousseau, Albin Michel, 2010, p. 50.

[3] Le Trésor brodé de la cathédrale du Puy-en-Velay, Josiane Cougard-Fruman et Daniel H. Fruman, photographies Alain Rousseau, Albin Michel, 2010, p. 44-45.

Date de dernière mise à jour : 25/11/2022