TISSER, BRODER, SUBLIMER

TISSER, BRODER, SUBLIMER.
LES SAVOIR-FAIRE DE LA MODE

INTRODUCTION

Arrivé au mois de décembre je croyais que l’année 2025 avait bénéficié suffisamment d’expositions dédiées aux fils, aux textiles et à la mode. Je m’étais trompé puisque le 11 de ce mois-ci avait lieu le vernissage de celle intitulée « Tisser, broder, sublimer. Les savoir-faire de la mode » au Palais Galliera ! Elle est « consacrée aux savoir-faire de l’ornementation – tissage, impression, broderie, dentelle, fleurs artificielles – qui permettent d’ennoblir et de décorer vêtements et accessoires. Ces techniques sont abordées à travers le thème de la fleur, motif incontournable dans l’art du textile et la mode depuis le XVIIIe siècle. Ses multiples déclinaisons permettent d’apprécier les jeux de matières, le traitement des couleurs, des volumes, ou le placement des motifs qu’il inspire au gré des saisons. …l’exposition met en avant la grande variété des techniques, tout en interrogeant leur symbolique et leurs usages»

Cette exposition, et le résumé programmatique qui sous-tend ses objectifs, est dans la droite ligne de celle, organisée par l’institut du costume du Metropolitan Museum, qui portait le nom évocateur de « Sleeping beauties » et s’est tenue en 2024 à New York. Le thème floral était présenté aussi comme « la source d'inspiration la plus populaire pour les vêtements au XVIIIe siècle[1] ».

La plus grande différence entre ces deux expositions est que, à New York, on se penchait sur les aspects sensoriels - tactiles, odorifères et visuelles - des matériaux exhibées, et que, à Paris, on accorde plus d’importance aux « petites mains » qui traitent ces matériaux pour les « accommoder » à l’image, parfois très synthétique et schématique du « créateur ».

J’avais écrit, dans mes commentaires de « Sleeping beauties », qu’il « serait juste et opportun que tous les ateliers de broderie ayant participé à l'exécution de ces œuvres soient mentionnés dans les cartels, leur rendant ainsi un hommage mérité ». Ceci a été accompli à Paris et j’en suis ravi !      

LES ŒUVRES

L’œuvre qui préside, pour ainsi dire, le parcours, Fig. 1, est issue de la collection conçue par Karl Lagerfeld pour la maison Chanel en 2019. Le cartel est assez détaillé puisqu’il nous informe qu’elle est faite d’un « organza de soie, broderie au crochet de Lunéville de paillettes guillochées, broderie de pétales en plâtre céramique moulé et en mousse de caoutchouc découpée, peint à la mains, galon rembourré brodé de paillettes, cuvettes, perles et tubes au crochet de Lunéville [de l’atelier Montex)], application de plumes d’autruche [de l’atelier Lemarié)] ». Des explications supplémentaires suggèrent que cette robe, de par sa couleur « rose poudré » d’une part et à cause des « plumes d’autruche [qui] évoquent les volumes des manches pagodes et les paniers des robes à la française » d’autre part a été inspirée au créateur par le XVIIIe siècle. J’en consens puisque dans l’exposition Sleeping beauties[2] une robe du soir de la même maison et du même créateur était présentée en regard d’une une veste féminine courte, anglaise du début du XVIIe siècle ; confrontation encore bien plus évidente que celle qui nous est proposée à Paris et qui relie Karl Lagerfeld au passé historique, et non pas empiétant !

Figure 1Figure 1
Encadre en blanc le détail de la Figure 2

Les deux robes ont la technique en commun. Leurs fonds sont totalement tapissés de paillettes dont seule la couleur change - rose poudré dans l’un et blanc immaculé dans l’autre. Ils servent de support à un saupoudrage de fleurs assez informel, Figure 2, dans l’un et à un dessin géométrique très structuré dans l’autre, Figure 3.   

Figure 2Figure2
Le fond, totalement pavé de paillettes rose poudré guillochés, ce qui augmente leur réflectivité, posées en se recouvrant, est semé de fleurs en fort relief entourées de quelques « feuilles » en paillettes plus ou moins déstructurées.

 

Figure 3Figure 3
Détail de la robe du soir de la Maison Chanel, Karl Lagerfeld, automne/hiver 2006-2007
Le fond est totalement pavé de paillettes blanches lisses se recouvrant.
Notez la richesse de la décoration qui fait appel à des  « brillants », perles, paillons dorés, verroterie verte,
jais[3] dorés, etc.    

Quelques pas dans la salle nous font faire un saut de plus de cent ans dans le temps et nous conduisent chez la comtesse de Greffullhe où elle a dû porter cette belle, quoique stricte, robe du soir, Figure 4, par A. Bauchez, que je découvre pour la première fois. De velours, tulle et mousseline de soie, elle est agrémentée de paillettes en métal doré, paillettes en gélatine, perles de verre et filés métalliques dorés pour quelques dentelles. L’aridité de cette description s’éclaircie en regardant le détail de la Figure 5 où l’on distingue le tulle, saupoudré de quelques paillettes dorées, avec les incrustations de velours cernées par les paillettes noires et illuminées par les boucles de perles de verre.    

Figure 4

Figure 4

Figure 5Figure 5
Détail de la Figure 4

Retournons à notre siècle pour nous intéresser à la jupe et aux cuissardes brodées d’un ensemble Balenciaga par Demna Gvasalia de la collection prêt à porter, automne-hiver 2016-17, Figure 6. La broderie est, elle, d’une grande sagesse, au passé et au point de tige, avec représentation de fleurs au naturel en fibres synthétiques et Lurex, Figure 7, mais le résultat est tout à fait spectaculaire : un peu trop à mon gout…

Figure 6

Figure 6
Encadre en blanc le détail de la Figure 7

 

FIGURE 7Figure 7
Détail de la Figure 6

Ceci n’a rien à voir avec la robe Lillium with droplets of morning rain (en anglais dans le texte et pas traduite) de Dice Kayek et de 2014-15, Figure 8. Elle est brodée à « main au fil de Nylon de globes de verre soufflé irisé [récupérés dans un marché aux puces à Istanbul]» de différentes tailles, Figure 8. Cette création se distingue par sa coupe et par l’originalité d’utiliser des matériaux de récupération pour l’embellissement, Figure 9.

Figure 8Figure 8

Figure 9Figure 9
Détail de la Figure 8

Dans un esprit beaucoup plus classique, une robe de la maison Gucci par Alesandro Michele et de la collection « Croisière » de 2016, Figure 10. Les points de broderie sont les très classiques : au passé, de tige, de chainette et de nœud. Les fleurs sont aussi dessinées d’après nature et on reconnait les tulipes au niveau de la taille, Figure 11

Figure 10Figure 10


Figure 11Figure 11
Détail de la Figure 10

Pour varier un peu les matériaux passons à une robe du soir, d’auteur inconnu, exécutée vers 1925 dans un crêpe de soie, brodé au crochet au point de chainette de perles soufflées, demi-tubes blancs et gris (jais) et paillettes de gélatine, Figure 12. Elle est d’une grande simplicité, décolletée, sans manches, la taille basse et la jupe courte dans l’esprit art déco. Il faut l’imaginer scintillant sous l’effet de la lumière se reflétant dans les minuscules rondeurs et facettes des perles, des jais et des paillettes, Figures 13 et 14. Un petit bouquet, attaché à la taille, rompt la régularité de son décor, exclusivement géométrique.

Figure 12Figure 12

Figure 13Figure 13
Détail de la Figure 12

Figure 14Figure 14
Détail de la Figure 12

On peut imaginer que, si cette robe du soir était portée aujourd’hui, l’heureuse propriétaire  aurait pu l’accompagner par une pochette du soir Van Cleef &Arpels, comme celle de la Figure 15, en broderie zardozi par la maison Ganeshi Lall & Son de la ville d’Agra en 1966. En utilisant de la cannetille - frisée, torsadée et lisse - faite avec de fils d’or et de vermeil - plus de pierres précieuses, des quartz et des cabochons en verre, le dessin, géométrisé à outrance, devient une œuvre de broderie qui tutoie l’orfèvrerie.

 Fig 31Figure 15

Figure 16Figure 16
Détail de la Figure 15
  

Pour finir cette présentation quoi de mieux qu’un retour vers un passé de plus de 200 ans, à une époque où le Lurex® n’existait pas, grâce aux échantillons de broderie pour des habits de cour de la Maison Planès, vers 1815. D’après le cartel on trouve de la broderie au passé, en chenilles, paillettes, lames et filés d’or et argent, cannetille et cannetille frisée, strass, perles facettées et demi-tubes (jais). J’ajouterais aussi des paillons lenticulaires creux sertissant des cristaux de quartz, des paillettes circulaires de différents diamètres, jusqu’à devenir des paillons[4], de la couchure, du point lancé nuancé, de la cannetille aplatie à l’allure de cartisane, etc. etc. À vous de trouver !

Figure 17Figure 17
Échantillon de la Maison Planès, vers 1815.
Voir description  Figure 18.

Figure 18Figure 18
Détail de la Figure 17
De gauche à droite ; une ligne de deux brins de cannetille or entrelacés ; des paillons lenticulaires creux sertissant des cristaux de quartz sur un lit de filés argent en couchure ; des tiges, feuilles et fleurs, épanouies et en bouton, en soies nuancés et métal : des pétales au point lancé et passé empiétant (brillant) et de la chenille (mat) : au centre des fleurs un cercle en couchure de filé argent entouré de points lancés et nombreuses boucles de cannetille dorée. En haut de l’image des chutes de cannetille sertissant des paillettes ; en bas de feuilles en guipure (apparemment) de filé argent avec la nervure principale en brins de cannetille dorée.

Tout métal, avec quelques incursions de soies pour l’adoucir, un échantillon, Figure 19, qui offre la vision d’une nature rêvée, peuplée en partie haute de quelques fleurs aux pétales d’argent parmi de tiges et feuilles en or et, en partie basse, des épis d’imagination parmi des branches. Les épis ont un entourage de cannetille (de lame dite bouillon[5]) aplatie que l’on plie et l’on tord dans un désordre apparent, qui ne peut résulter que d’un propos très élaboré préalablement dont seul le brodeur connait le cheminement.   

Figure 19Figure 19

Poursuivons avec un autre échantillon de la Maison Planès, Figure 20, où les fleurs ont abandonné toute référence à la nature et le métal, via la cannetille (bouillon) aplatie, déjà mentionné, et la cannetille « lisse » en boucles, inonde toute la surface de  ce qui pourrait être les pétales, Figure 21. Seules quelques verres facettés (strass ?) de couleur, sertis aussi avec de la cannetille, viennent égayer cette étrange corolle, Figure 21. À gauche, remarquez les nervures des feuilles, faites en posant, avec un faible chevauchement, des paillettes tenues par une ligne continue de cannetille, comme il avait été décrit avec précision par Saint Aubin[6] .

Figure 20Figure 20

Figure 21Figure 21
Détail de la Figure 20

Hors du parcours dans les grandes salles, l’espace dans le sous-sol de la rotonde est dédié aux ateliers détenteurs « de ces savoir-faire souvent oubliés ou effacés derrière le nom prestigieux d’un couturier ». Parmi ces ateliers, la Maison Lesage présente l’échantillon, Figure 22, destiné à l’approbation du couturier, de la broderie d’une robe d’été de 1989 d’Yves Saint Laurent. On y distingue ; de la broderie d’application, obtenue par apport, sur le tissu de fond, de tissus façonnés, de rubans et de paillettes, ainsi que de la broderie au point lancé. La Figure 23 est un détail de la robe qui montre la foisonnante imagination de « petites mains » qui transposent, avec rigueur et imagination, les quelques « éléments de langage » de l’échantillon[7].

Figure 22Figure 22
Échantillon de broderie, Maison Lesage pour Yves Saint Laurent, robe d’été 1989.

Figure 23Figure 23
Détail de broderie, Maison Lesage pour Yves Saint Laurent, robe d’été 1989.

EN GUISE DE CONCLUSION

Cette année 2025 finissante a été très riche en expositions dédiées aux arts textiles à Paris. Elles ont donné lieu, dans mon site, à six notes (si je compte la présente) que je liste, dans le désordre des dates :

PAUL POIRET AU MAD

WORTH EXHIBITION IS WORTH au Petit Palais

LA (HAUTE) COUTURE AU LOUVRE

LES FLEURS D’YVES SAINT LAURENT à la Fondation Saint Laurent

EXPO BALENCIAGA PAR DEMNA chez Balenciaga

TISSER, BRODER, SUBLIMER au Palais Galliera

et à une vidéo

AU FIL DE L’OR - L'art de se vêtir de l'Orient au Soleil-Levant au Musée du quai Branly

Si vous n’avez pas eu l’occasion de les lire ou de la visionner déjà, vous pourrez le faire facilement en cliquant sur chacun des titres ci-dessus.

J’aimerais beaucoup recevoir vos commentaires ; si favorables pour me donner le courage de continuer – et si défavorables – pour m’améliorer dans la mesure de mes modestes moyens.

Pour tous, bonne lecture.

 

[2] Je vous invite à lire le texte qui accompagne les figures 27 à 30 de Sleeping beauties

[3] Voir la page 23 accessible par le lien https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1065586m/f45.image.r=jais

[4] «… morceaux de lames d’argent vernis de différentes couleurs …  » (de Saint-Aubin, p. 39). L’acception moderne est celle de petits éléments emboutis et colorés de formes diverses. (de Reyniès, p. 165)

[5] «…petite lame qui a été roulée en tire-bourre sur une longue aiguille, & qui forme un tuyau… ») (de Saint-Aubin, p. 32)

[6] En page 20 de son ouvrage, Saint Aubin fait, en 1775, un descriptif détaille de tout ce qui peut être fait, et comment, avec des paillettes.

[7] Pour ceux qui seraient intéressés par ce travail de transposition, du modèle à l’œuvre, je me permets de leur suggérer la lecture (ou la relecture) de ma note consacrée à la veste Iris d’YSL.    

Date de dernière mise à jour : 19/12/2025