MARIE MONNIER – CRÉATRICE ET BRODEUSE
« Nulle peinture ne peut atteindre à ces forces ni à ces délicatesses
que les brins de soie savamment associés font paraître »
Paul Valery
Le samedi 22 novembre 2025 j'ai eu le bonheur de visiter le nouveau Musée de l’Oise, MUDO, à Beauvais dont la réouverture, après 28 ans de fermeture, eut lieu en mars 2025. Il n’a plus rien à voir avec celui que j’avais connu et la présentation des collections du XIXe et XXe siècle a été complètement remaniée et permet d’apprécier la richesse de l’institution. Parmi les œuvres remarquables je signale la toile inachevée de Thomas Couture (1815-1879), L’Enrôlement des volontaires de 1792, théâtralisée superbement et entourée des dessins et toiles préparatoires qui permettent d’apprécier le parcours créatif de l’artiste. Vous ne serez pas déçus par les deux petites toiles de Tamara de Lempicka, dont une émouvante Mère et enfant, rare dans le parcours de l’artiste. De la même période, l’ensemble décoratif l’Age d’or de Maurice Denis, qui embellit un des escaliers du Musée avec sa chaleur et sa luminosité. Et aussi un rare paysage, presque abstrait, de Georges Sabbagh, peintre moins connu, élève, entre autres, comme Raymonde Heudebert, de l’académie Ranson et très proche donc de Maurice Denis.
Dans ce parcours, apparemment hétéroclite mais qui restait très harmonieux, je suis « tombé » devant une œuvre totalement inattendue. Il s’agissait d’une toile qui, contrairement à toutes les autres, n’était pas peinte mais brodée ! L’auteure, Marie Monnier (1894-1976), qui l’avait réalisé entre 1922 et 1923, m’était totalement inconnue. La taille du tableau était modeste et il était installé dans une vitrine qui ne permettait pas de l’approcher, et ceci n’est pas une critique, mais je fus saisi immédiatement par la représentation d’un « génie » onirique avec une « matière textile[1] » d’une remarquable qualité. Je n’ai pas pu prendre, à cause de la vitre, une photo de bonne qualité de l’œuvre en entier et suis donc obligé de me référer à la reproduction accessible sur internet, fig. 1.
Figure 1
À droite, un visage de femme, de trois-quarts et d’une beauté mystérieuse, dont la chevelure est coiffée comme un casque métallique surmonté d’un serpent cobra qui affronte quatre autres serpents à gauche, le tout dans un entrelacement de lianes et cactus.
Les photos de détail que j’ai pu prendre donnent une idée de la « matière textile » dont la créatrice fait un usage savant - des fils, de métal ou de soie - et des points – fendus, au passe, plat ou empiétant, de nœud, de tige … On sent qu’elle avait une connaissance approfondie des techniques ancestrales mais, malheureusement, on n’a aucune idée de comment elle les avait acquises.
Figure 2
Regardons le visage de la femme, fig. 2. On remarque immédiatement le choix de la soie pour les carnations et du métal (argent) pour la coiffure, et plongeons nous dans un détail des yeux, fig. 3. Les chairs sont exécutées au point fendu, posés de sorte à suivre les rondeurs et le sens des traits, en modifiant les nuances pour traduire le clair-obscur et en accentuant le changement de direction des points pour, par exemple, signaler l’arête, le bout et l’aile du nez. Cette technique, qui joue avec la direction et la longueur du point pour traduire, grâce au jeu de la lumière[2], la brillance et l’opacité, est particulièrement achevée dans le rendu de l’orbite, les paupières, l’iris et la pupille des yeux. C’est pour ces deux derniers éléments que la maitrise de l’artiste est la plus spectaculaire ! Un seul et minuscule point, d’un blanc immaculé, en haut de la pupille, suffit à donner vie au regard dont, les points lancés des cils et des sourcils, fournissent l’encadrement.
Tournons notre attention vers le coté gauche de la figure 3. On voit, en haut, que la chevelure est traitée en couchure de filé métal, argent probablement oxydé. Chaque filé est croisé par des points, de plusieurs brins consécutifs, de soie blanche de manière à leur accorder le sens des boucles qu’on souhaite représenter. Dans la partie inférieure on trouve des fils de soie au point plat ordonnés parallèlement, comme il est d’usage, à cote de points au passé empiétant posés pour produire un effet spiralé et flammé.
Cette combinaison du travail en couchure et en points piqués est encore plus apparente dans la figure 4 où l’on montre le détail de la partie supérieure du cobra. C’est dans la représentation des écailles du serpent, ventrales et dorsales, que l’adresse de la brodeuse est la plus apparente. Les ventrales sont obtenues par des rangées d’une dizaine de filés parallèles croisés par des fils de soie plus ou moins écartés ; chaque rangée est séparée par des points lancés de soie. Les dorsales sont traitées individuellement, chacune faite d’un filé métal croisé de soie pour obtenir l’arrondi de l’écaille et de la soie pour les individualiser, quand ceci s’avère nécessaire.
La figure 5 montre, à gauche, un exemple de cobra royal « in vivo » et à droite l’interprétation en broderie par Marie Monnier. On ne peut qu’être émerveillé par sa fidélité à la nature et l’intelligence de sa transposition en broderie.
Des vues rapprochées des autres serpentes, figs. 6, 7 et 8, confirment pleinement mes commentaires précédents. Quel que soit le point de vue, chacune des têtes a, soit par l’attitude, le dessin, la configuration de la peau et les couleurs employés une individualité saisissante.

Figure 6
Je ne peux pas m’empêcher de comparer, dans la figure 9, la représentation des yeux, « miroir de l’âme », de Marie Monnier avec celui des brodeurs ou brodeuses des siècles précédents.
Figure 9
Du haut en bas :
Les yeux d’un prophète, broderie Franco-flamande, XVe siècle. Trésor de la Cathédrale
du Puy-en-Velay[3], Photo © Alain Rousseau
Les yeux d’un ange, broderie des ateliers des Ursulines d’Amiens, vers 1660, Musée de Picardie[4].
Les yeux d’Un Génie, Marie Monnier, 1922/23, MUDO Musée de l’Oise[5].
En haut, la tête du vieux prophète, est, dans le réel, de la taille d’un timbre-poste commémoratif et, en dépit des si petites dimensions, les yeux mêmes, dessinés avec un nombre très limité de points lancés - blanc pour le globe et noir pour l’iris - se détachent des carnations, grâce aux points fendus des paupières ombrées. Remarquez les quelques cils de la paupière supérieure de l’œil gauche du personnage. Elles ne sont pas fortuites.
Tout change dans l’image du milieu, du XVIIé siècle et d’un atelier conventuel. Les matériaux d’abord, puisque les carnations sont maintenant en fils de laine, matière à fibres courtes et opaques, qui donné des surfaces unies où les points sont moins présents. Ce sont des fils de soie, qui se détachent par leur brillance et coloris, qui mettent en évidence le blanc des globes et le bleu de l’iris, lui-même égayé par quelques points blancs qui incrémentent la luminosité du regard. De la soie encore pour les cils, les sourcils et les bords des paupières et le tour est joué !
Finalement, en bas, les yeux créés par Marie Monnier, au cours de la première moitié du siècle dernier, et que nous avons déjà décrits succinctement plus haut. De la soie partout, avec des délicates nuances et des changements de direction des points fendus, pour suggérer les reliefs des carnations, et aussi pour les yeux, beaucoup plus élaborés que dans les deux exemples précédents.
Figure 10a, détail d’Un Génie de Marie Monnier
Figue 10b, Détail d’un antependium de la collection Cougard-Fruman au Puy-en-Velay, Photo © Alain Rousseau
Nous avons vu la maitrise dont Marie Monnier fait preuve pour représenter le visage et les serpents, mais elle s’exprime aussi dans la complexité du fond qui les entoure. Avec un peu d’attention, on voit émerger une fleur d’imagination dont les pétales, bien différenciés par les nuances et la direction des points évoqués ci-dessus, enserrent un centre peuplé d’étamines au point de nœud, fig. 10a, le tout en soie. Quelques 250 années plus tôt, dans un couvent français respectueux des lois somptuaires du roi Louis XIV[6], des nonnes ont brodé un antependium[7] dont le fond est pavé de jais blanc mettant en valeur un décor de fleurs, brodées en laine au passé plat et empiétant pour les pétales et au point de nœud pour les étamines, fig. 10 b.
Ces comparaisons pour montrer à quel point la broderie de Marie Monnier est fidèle aux matériaux et aux techniques développées depuis l’antiquité[8] et à quel point son talent va bien au-delà d’une simple « distraction » comme le suggère la notice[9] du cartel de l’œuvre.
Je me plais à penser que les broderies de Marie Monnier au MUDO sont rendus accessibles aux chercheuses et chercheurs pour permettre, par un accès direct à leur avers et revers et avec l’aide de la macrophotographie, les documenter et les situer par rapport à celles issues de l’atelier conventuel des Clarisses de Mazamet, de l’atelier professionnel Lesage, et des « Broderies d’artistes », de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle, dont Danièle Denise en a fait une étude.
Texte et photos* Daniel H. Fruman
5 décembre 2025
*Sauf si lien internet ou autre mention
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[1] Par opposition à la « matière picturale » qui «désigne l’aspect visuel et matériel de la couche picturale. La matière picturale, qui correspond au ‘travail’ et à la nature de la substance colorée, est directement liée au médium choisi, à l’outil employé, à la qualité du support utilisé et à la pratique développée par l’artiste. La matière picturale peut être, par exemple, lisse, rugueuse, granuleuse, épaisse, transparente, opaque, brillante, mate, etc. »
[2] J’invite mes lecteurs à consulter le catalogue de l’exposition Jouer la lumière, qui eut lieu au MAD en 2001/2002, pour approfondir « le triple jeu de la lumière, du textile et du regard » associé aux textiles en général et à la broderie en particulier.
[3] COUGARD-FRUMAN (Josiane) & FRUMAN (Daniel H.), Le trésor brodé de la cathédrale du Puy en Velay : Chefs-d'œuvre de la collection Cougard-Fruman, Albin Michel, Paris, 2010, n°7.
[4]https://www.plaisirstextiles.com/pages/uvres-dans-les-musees/le-grand-antependium-des-ursulines-d-amiens.html. SÉGUIN (François), Le grand antependium des Ursulines d'Amiens, chef - d'œuvre de broderie du Grand Siècle, Amiens, Musée de Picardie, 2025.
[5] Marie Monnier ou Le fil à broder nos rêves : Donation de M. Maurice Saillet, Beauvais, Musée départemental de l'Oise, 21 octobre 1992 - 17 janvier 1993.
[6] Qui interdisaient l’usage de l’argent, remplacé par le jais, tubes de verre de toute couleur et, en particulier, blanc pour les fonds, et la soie par la laine, beaucoup moins chère.
[7] COUGARD-FRUMAN (Josiane) & FRUMAN (Daniel H.), Le trésor brodé de la cathédrale du Puy en Velay : Chefs-d'œuvre de la collection Cougard-Fruman, Albin Michel, Paris, 2010, n°120.
[8] Voir à ce sujet https://www.plaisirstextiles.com/pages/l-uvre-du-mois/broderies-d-aregonde.html pour l’existence des « filés or » et de la « couchure » il y a deux mille ans.
[9] Suite à une maladie qui l’immobilise, la jeune Marie Monnier se met à broder pour se distraire. D'une profonde originalité, son œuvre onirique incarne sa capacité à manier le « fil à broder nos rêves ». Les sujets qu’elle brode sont souvent empruntés à la littérature et à la poésie. Ce tableau montre un visage féminin dans un décor où s’entremêlent serpents et cactus. Le thème est probablement emprunté à l’art des symbolistes, qui associent fréquemment le serpent au mal ainsi qu’au thème de la « Femme fatale ». Le génie qui donne son titre à l’œuvre serait ainsi maléfique, mais traité avec délicatesse et raffinement.
Date de dernière mise à jour : 04/12/2025
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