Schiaparelli et la broderie au MAD
Vous avez encore jusqu’au 22 janvier 2023 pour ne pas manquer cette superbe exposition au MAD. Si vous aimez la mode, bien entendu, mais surtout si vous aimez la broderie. Je vous propose un parcours libre au cours duquel je vais essayer de vous montrer des chefs d’œuvre de la maison Lesage pour Schiaparelli en les faisant dialoguer avec ceux de la collection Cougard-Fruman au Puy-en-Velay. Ceci me permettra de rendre un hommage à Josiane, décédée récemment, qui usa de son opiniâtreté pour faire en sorte que la collection soit préservée et pérennisée grâce à son acquisition par l’État français[1].
La première œuvre, icône de la production d’Elsa Schiaparelli, est la cape Phœbus de 1937-38, Figure 1, décorée au dos par la figure du dieu soleil représenté par un masque anthropomorphe entouré de rayons ondoyants dans la moitié supérieure et droits dans la partie inférieure.
Le masque est exécuté en filé or, partiellement en guipure, avec du cordonnet pour souligner les sourcils et les lèvres, et de la lame or en couchure pour les yeux. Les rayons ondoyants sont tous en broderie de paillettes or posées, comme indiqué par Saint Aubin[2], en recouvrant la moitié de l’une par la suivante de sorte que le fil qui les fixe au tissu de base reste invisible. Les rayons droits sont en lame or, qui semble être en guipure, couchée en empiétant plus ou moins l’une sur l’autre pour produire des effets plus ou moins lumineux, et parfois carrément opaques. La Figure 2 donne un détail qui permet de bien comprendre le procédé mis en œuvre par les brodeurs ou les brodeuses.
Comparons ce travail « moderne » avec le détail d’une fleur d’imagination d’une mitre[3] du milieu du XVIIIe siècle, Figure 3, où l’on peut observer la pose des paillettes, en guipure, qui se chevauchent et sont croisées par des brins de canetille. On voit aussi, intercalés entre les motifs en paillettes, d’autres en canetille (frisure) en guipure, un paillon central vernis de rouge et des filés or en guipure à fort relief, le tout se détachant sur un fond pavé de lames d’argent entourées d’un trait métal riant.
Plus spectaculaire encore est la comparaison avec un détail d’un voile de calice[4] français, du milieu XVIIe siècle décoré d’une croix cantonnée de rayons lancéolés s’échappant d’une corolle à trois pétales Figure 4.
Sur satin de soie cramoisi, les pétales sont brodés de filés or en guipure et liserés de cordonnet, tandis que les rayons sont de lame argent sur corde (voir les usures) lisérés aussi de cordonnet. Les rayons sont reliés transversalement en leur milieu par un sorbec (gros fils de soie floche entouré d’un trait d’or battu[5]) et, posé sur chaque entrecroisement, de boucles de canetille, deux en frisure et une en bouillon.
En poursuivant notre visite nous découvrons une veste, Figure 5, avec un décor brodé où l’on est confronté à une « confusion » de matériaux qui se distinguent par la couleur et la texture, comme on peut le voir dans le détail de la Figure 6.
On distingue en haut à gauche une ligne de canetille riant que limite une zone remplie en totalité de lames partiellement vernies, pliées et enchevêtrées les unes dans les autres. Elle est suivie par une bordure en paillettes, de couleur bordeaux, posées en ligne entourées d’un cordonnet de section circulaire en filé or. Opposé en bas on voit d’abord un cordon de filé or en guipure qui délimite un champ de lames plissées, posées en aller/retour de sorte qu’elles se chevauchent partiellement, suivi d’un cordonnet comme celui décrit supra. Des paillettes gris argent sont disposées de sorte que les supérieures viennent recouvrir les inférieures dans la partie de gauche et, inversement, les inférieures viennent recouvrir les supérieures à droite. Cet arrangement rend brillantes les premières et opaques les deuxièmes (pour l’éclairage et la position de l’objectif de prise de vue). Enfin, on retrouve des éléments en paillettes et lames, comme ceux déjà décrits, côté droit de la photo.
L’agrandissement de la Figure 7 est encore plus explicite puisque on retrouve la bordure en canetille, la lame plissée en aller/retour avec recouvrement, le filé or en guipure (notez la présence de la corde qui sert à donner le relief, mise à nue par l’écartement des filés or dus à l’usage), les cordonnets, d’autres lames et les paillettes.
Les coté « indiscipliné » des lames en haut et à gauche de la Figure 6 se retrouve dans le cœur d’une fleur ornant une extraordinaire chasuble[6] espagnole du début du XVIIIe siècle du Puy-en-Velay, Figure 8.
Dans ce détail, les fleurs sont brodées en fils de soies polychromes au passé empiétant, satinées d'argent (à gauche), avec de la lame or dans le cœur. Remarquez le travail de couchure et guipure de filé or, ainsi que de lame or dans un interstice, dans la partie droite de la photo. À presque trois cents ans de distance, les brodeuses ou brodeurs de ce minuscule morceau de bravoure peuvent être orgueilleuses ou orgueilleux de leur héritage au XXe et XXIe siècle.
Mais, poursuivons et passons à d’autres matériaux à travers cette imposante « chevelure » d’or, Figure 9, qui, vue de près, Figure 10, laisse découvrir qu’il s’agit de petits tubes (perles ou jais) de verre, enfilés les uns derrière les autres, et « couchés » ensuite sur un rembourrage qui donne le volume. Cette technique, appelée « broderie en jais » par Saint Aubin[7], se fait en « enfilant chaque grain de jais, ou d’une soie bien cirée, ou d’un laiton très fin, qu’on emploie ensuite comme la soie passée, sur la superficie des objets, en choisissant les grains plus ou moins longs suivant la largeur de l’objet ». Ici, les grains semblent être tous de la même longueur, ce qui ne nuit pas du tout à la spectacularité de l’ouvrage qui devait « jouer la lumière[8] » avec le déplacement de la personne portant la veste et l’éclairage changeant de son environnement.
La Figure 11 est un détail d’un antependium[9] français, domestique de par ses dimensions, de la fin du XVIIe siècle et appartenant à la collection du Puy-en-Velay. Le fond est brodé en plein de perles tubulaires courtes, blanches et grises, de diverses nuances et longueurs, formant des motifs spiralés, comme dans les quatre coins de la figure. Ailleurs, elles remplissent les espaces de plus petite taille laissés libres par le décor fait de perles jaunes d’or, de nuances plus ou moins profondes et de différentes tailles, couchées sur un épais rembourrage. Ce décor est liseré de chenille et rehaussé de lame or, comme au centre de la même figure.
Je ne peux pas m’empêcher d’ajouter un autre exemple de broderie en jais avec ce détail, Figure 12, d’un autre antependium[10], français de la deuxième moitié du XVIIe siècle, toujours du Puy-en-Velay. En incorporant des perles d’un bleu profond les brodeurs ont réussi à introduire une forte luminosité et une géométrisation tout à fait inattendue.
J’espère que cette brève, qui ne concerne que trois des nombreuses ouvrages exposés vont éveiller votre désir de voir plus et, en visitant l’exposition, de rechercher les détails que je vous ai montré et essayé de décrire dans le langage un peu abscons de la broderie.
Daniel H. Fruman
P.S. : Dans les notes, les numéros sont ceux des œuvres répertoriées dans Le Trésor brodé de la cathédrale du Puy-en-Velay, Josiane Cougard-Fruman et Daniel H. Fruman, photographies Alain Rousseau, Albin Michel, 2010. Les autres photos ont été prises par moi et peuvent être utilisées sans discrétion. Je suggère de vous référer au glossaire illustré de la broderie dans l’ouvrage citée pour approfondir la question. Les deux objets reproduits en Figure 1 et 5 sont dans les collections du MAD.
[1] Grace au mécénat de la Fondation Zaleski et à la donation Fruman.
[2] L'art du brodeur, Charles-Germain Saint-Aubin. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1065586m/f21.image "Excepté la dernière paillette de chaque rangée, on ne voit dans tout le cours de l’ouvrage que la moitié de chaque paillette ; elles se trouvent arrangées comme des écus quand on les compte" (de Saint-Aubin, p. 20
[3] N° 20
[4] N° 68
[5] Le Trésor brodé de la cathédrale du Puy-en-Velay, Josiane Cougard-Fruman et Daniel H. Fruman, photographies Alain Rousseau, Albin Michel, 2010
[6] N° 63
[7] L'art du brodeur, Charles-Germain Saint-Aubin. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1065586m/f21.image « La broderie en jais se fait en enfilant chaque grain de jais , ou d’une soie bien cirée , ou d’un laiton très fin , qu’on emploie ensuite comme la soie passée , sur la superficie des objets , en choisissant les grains plus ou moins longs suivant la largeur de l’objet »
[8] Nous empruntons cette expression au titre d’une exposition au MAD qui a eu lieu du 25 janvier 2001 au 3 février 2002 sous le commissariat de Jean-Paul Leclerc.
[9] N° 126
[10] N° 120
Date de dernière mise à jour : 06/11/2022
Commentaires
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- 1. Annie Carlano Le 03/09/2022
It is my understanding, that the original and spontaneous comment I posted here was inadvertently deleted from the site. In memory of my dear friend Josaine Fruman, I will do my very best to recapture both the content and spirit of the earlier post. Daniel has, with typical scholarly excellence and keen eye seen the genesis of the Lesage embroideries for Schiap in the needlework of (mostly) unknown needleworkers of the past. The rich vocabulary of stitches, the affinity for working with gold and silver in various ways, "plying with light" and nuanced silk threads, and from the Middle Ages rendering all with precision and feeling---that's what has moved me in the historic ecclesiastical works in the Fruman collection and in the textiles of Schiaparelli. Thank you Daniel for this extraordinary contribution to textile scholarship.-
- daniel-h-frumanLe 01/11/2022
Your comment has been posted. Thank you Annie for your very kind words.
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