CARREÑO DE MIRANDA, CLAUDIO COELLO ET EL ESCORIAL

Résumé : Le Musée du Louvre possède un tableau de Juan Carreño de Miranda intitulé la Messe de fondation de l’ordre des Trinitaires, peint en 1666 pour un couvent de cet ordre à Pampelune en Navarre. Il se caractérise par une représentation très élaborée des officiants vêtus de riches habits liturgiques brodés d’orfrois avec des personnages et de scènes historiées. Les broderies ont pu être identifiées comme appartenant à un ornement connu sous le titre de la « vie du Christ » exécuté dans l’atelier de broderie du Monastère de San Lorenzo de El Escorial à la fin du XVIe siècle dans la technique de l’« or nué ». Beaucoup d’éléments de cet ornement sont encore conservés dans la sacristie de cette institution tandis que d’autres sont connus par des dessins destinés à l’usage de l’atelier de broderies mentionné ci-dessus. Nous présentons dans cette note des comparaisons entre les décors peints et les broderies et/ou les dessins survivants, et montrons que Carreño de Miranda devait connaître les ornements brodés qui continuaient à être utilisés dans les célébrations dont il a pu être le témoin trois quarts de siècle après leur fabrication. Cette hypothèse est validée par l'analyse du tableau La Sagrada Forma de Claudio Coello, exécuté une vingtaine d'années plus tard, où des ornements brodés procédant d'El Escorial sont aussi représentés.       

Le tableau de Carreño de Miranda (Avilés, 1614 - Madrid, 1685)

L’œuvre, Figure 1, représentant la Messe de fondation de l’ordre des Trinitaires [1], [2], a été peinte en 1666 pour un couvent de cet ordre à Pampelune en Navarre. Sur le site du Musée du Louvre [3] il est décrit dans les termes suivants : « Sur cette toile, les nombreux participants à la messe, notamment beaucoup de religieux, ont tous des visages empreints de dévotion et tournés vers l'hostie. Au fond, l'église s'ouvre sur une terrasse où se déroule la rencontre du jeune Jean de Matha et de l'ermite Félix de Valois qui le conforte dans sa décision de fonder un ordre. Les deux saints eurent aussi la vision d'un cerf blanc avec une croix entre les bois, tel qu'on l'aperçoit dans le paysage du fond. Le peintre a replacé ces épisodes dans l'Espagne de son temps, comme l'indiquent l'architecture baroque de l'église et le costume de l'aristocrate au premier plan. À côté de l'ange, dans la partie supérieure de la toile, on distingue la Trinité avec la colombe du Saint-Esprit planant au-dessus de Dieu le Père et du Christ assis côte à côte, ainsi que des anges musiciens ».

Figure 6Figure 1 : Messe de fondation de l’ordre des Trinitaires, Juan Carreño de Miranda (1614 – 1685), © 1999 RMN / Gérard Blot.  

Nous nous intéressons à la partie basse à gauche de l’œuvre, Figure 2, où l’on voit Saint Jean de Matha, dans le geste de l'élévation de l'hostie au cours de l’Eucharistie, entouré de deux diacres et d’un clerc, et plus particulièrement aux habits liturgiques qu’ils portent et leur ornementation. La peinture permet de reconnaitre clairement, d’une part, que tous les ornements sont brodés très richement avec un usage de fils d’or et soies dans la technique de l’or nué [4], et, d’autre part et avec assez de précision, les scènes qui y sont représentées.

L’officiant est vêtu d’une chasuble avec, comme il est coutumier en Espagne, une bande d’orfroi au dos. Sur celle-ci on distingue sans difficulté quatre panneaux rectangulaires superposés : celui du haut est orné d’un motif décoratif formé d’un médaillon central de forme ovale à axe vertical entouré de larges rubans en volutes ; celui en dessous montre une image qui pourrait être interprétée comme une Vierge à l’Enfant en partie centrale accompagnée d’un personnage debout à sa gauche ; les deux panneaux suivants sont difficilement lisibles. Les panneaux sont entourés sur les côtés et en haut d’un très large galon, de toute évidence brodé, cerné de chaque côté d’un gros cordon torsadé. Le prêtre porte le manipule à son bras gauche.

Figure 2

Figure 2 : Messe de fondation de l’ordre des Trinitaires (Détail), Juan Carreño de Miranda (1614 – 1685), ©DHF.

Le diacre agenouillé à sa gauche est vêtu d’une riche dalmatique agrémentée au bas du dos d’un panneau rectangulaire, appelé « faldón » en Espagne, et d’un autre panneau autour de la manche, appelé « bocamanga ». Autour du cou et s’appuyant sur les épaules il porte un ornement typiquement espagnol appelé col de dalmatique. Le  haut du dos est agrémenté de chaque côté d’un complexe arrangement de glands de grande dimension sur quatre rangs reliés entre eux par des cordes à un autre gland se trouvant au milieu. Sur la partie centrale du col de dalmatique on reconnait un personnage assis, son bras droit replié sur le devant écrivant sur un livre, habillé d’une tunique bleu et d’un ample manteau rouge. À sa gauche se détache une masse brune que l’on peut interpréter comme l’ébauche d’un lion et, plus éloigné, un tronc d’arbre. La bordure se présente sous la forme d’un gros cordon torsadé (surtout en partie basse) cerné d’un cordonnet. Le faldón laisse voir un personnage central - robe rouge et manteau bleu – surmonté d’une  lumière radieuse, entouré de personnages, certains agenouillés et d’autres débout. La scène pourrait être celle de la Pentecôte. Le panneau est entouré d’un large galon cerné de chaque côté d’un gros cordon torsadé. On retrouve ce même galon entourant le panneau de la manche, où l’on distingue un personnage débout qui tend son bras droit vers un autre personnage légèrement incliné.

L’autre diacre  est aussi habillé d’une dalmatique dont on peut reconnaitre le « faldón » du dos, la « bocamanga » gauche ainsi que le col de dalmatique, sur lequel on peut apercevoir, sans grande difficulté, un oiseau (aigle) les ailes déployées, et le cordon qui permet de l’attacher. Il est flanqué d’un autre personnage, debout et vêtu d’une chape dont on aperçoit les orfrois sur le devant et le chaperon au dos.

L’autel est embelli d’un antependium dont on aperçoit le bandeau supérieur, appelé « frontalera » en espagnol, brodé d’une suite de panneaux rectangulaires présentant, en alternance, un motif décoratif et une image historiée. La première scène historiée du bandeau montre de gauche à droite deux personnages debout derrière un autre agenouillé au pied de Jésus (?) debout suivi de trois autres personnages. À l’arrière-plan à gauche se détache une architecture complexe. La deuxième scène historiée est moins lisible mais on peut distinguer, à droite, une estrade surélevée où semble se tenir un personnage assis sous un dais et d’autres  personnages au premier plan. Comme pour les autres éléments déjà décrits, les panneaux sont séparés entre eux par un gros cordon spiralé. 

Nous sommes en mesure d’affirmer que toutes les scènes et décorations que nous venons de passer en revue ont été directement inspirées par, sinon fidèlement copiées des, ornements du « terno rico de la vida de Cristo », du Real Monastère de l’Escorial, produits  vers la fin du XVIe siècle dans l’atelier de broderie du dit monastère.

L’atelier de broderie de l’Escorial

Paulina Junquera de Vega [5] a fait en 1963, à l’occasion du quatrième centenaire de la fondation du Monastère Royal de Saint Laurent de l’Escorial, une étude détaillée des ateliers de broderie voulus par Philippe II et ayant pour fonction la fabrication des ornements destinés à l’église du monastère.

Un premier atelier, dirigé par Lorenzo Grillet, français né à Besançon et qui deviendra à partir de 1567 Frère Lorenzo de Montserrat, s’installe en 1569 dans une résidence provisoire, le « Monastère prêté », dans la ville même d'El Escorial en attendant que les travaux de construction du monastère soient suffisamment avancés. Frère Lorenzo décède le 28 aout 1576 et en février 1577 le Roi désigne Juan de Toledo comme Intendant et Diego Rutiner comme Maître Brodeur de l’atelier de broderie qui, depuis quelques années, avait rejoint les locaux qui lui étaient destinés dans le monastère même.

Philippe II exprime avec une extrême précision ses désirs de voir cet atelier fabriquer des ornements en or nué et établit que pas plus d’onze brodeurs devaient exceller dans cette difficile technique et six, au maximum, pour les autres types de broderie dont celle d’application. Le travail des brodeurs est complété par celui de cordoneros chargés de broder les galons, le jaeceros (bourrelier) qui fabriquaient la passementerie (les glands) et les sastres (tailleurs) qui coupaient et préparaient les vêtements. On peut se faire une idée de l’activité de l’atelier de broderie entre 1572 et 1596 en consultant le catalogue de la bibliothèque d’El Escorial [6] et en recherchant le terme « bordador ».

Ce « deuxième » atelier va produire à partir de 1580 des ornements embellis avec des broderies en or nué représentant des scènes de l’« Enfance de Jésus » et de la « Vie du Christ » dont il reste encore un certain nombre dans la sacristie de l’église du monastère et quelques-unes, peu nombreuses, hors d’Espagne [7].

D’après Junquera de Vega, la sacristie de l’Escorial conserve une chasuble, deux dalmatiques, une chape, un voile de lutrin et un bandeau supérieur d’antependium de l’ornement de la « Vie du Christ ». De l’ornement de l’« enfance de Jésus » on conserve aussi une chasuble, deux dalmatiques, une chape et un voile de lutrin. Elle signale aussi huit chutes latérales d’antependium et deux chaperons (en plus de ceux des chapes). On doit ajouter un certain nombre d’accessoires, dont deux cols de dalmatique.

Dans la même publication, l’auteur fait une étude détaillée des dessins issus de l’atelier d’El Escorial et destinés à servir de modèle aux brodeurs. Elle signale que « pas tous les dessins [dans les archives d’El Escorial]… sont reproduits dans les broderies d’or nué des ornements aujourd’hui conservés » d’une part et que l’on peut «  regretter la disparition des dessins qui ont servi de modèles pour quelques-unes des plus belles et mieux composées histoires brodées » d’autre part. Ainsi, nous ne prétendons trouver toutes les broderies ou tous les dessins ayant servi de source d’inspiration aux scènes employées par Carreño de Miranda dans son tableau mais tâcher de rapprocher celles qui nous paraissent les plus pertinents.   

Comparaison peinture, ornements et dessins

Considérons tout d’abord les cols de dalmatique portés par les diacres. Leur forme arrondie avec des profondes échancrures pour les épaules est identique, Figure 3a et 4a, à celle des accessoires conservés à El Escorial, Figures 3b et 4b, ce qui n’est pas banal si l’on tient compte que l’on en trouve à la même époque (XVIe siècle) de formes plus ou moins courbes [8], et parfois même droites [9], [10]. Ensuite, la décoration est très proche, sinon identique, comme le montre la comparaison du col de dalmatique du diacre au premier plan, Figure 3, et le détail d’un des cols de dalmatique (inv. 100 50 194) du Real Monastère de l’Escorial. On trouve en effet esquissé de gauche à droite, un tronc d’arbre occultant une partie du corps du lion dont on voit la crinière ébauchée schématiquement et ensuite un personnage assis épousant la courbure du col et écrivant sur un livre de la main droite. On pourrait même deviner un deuxième personnage enveloppé d’un manteau bleu à la droite de ce dernier. Vue la similitude de la position du personnage et des vêtements on ne peut envisager que la création de Carreño de Miranda soit purement fortuite, d’autant plus que l’on retrouve aussi sur le tableau une interprétation picturale de la bordure en corde torsadée de  la broderie hors le mince galon ibérique à jupe soulignée de rouge qui est un ajout postérieur. 

Figure 3a 4Figure 3b

 

 

 

 

 

 

                                        
(a)                                                                                                  (b)
Figure 3 : a) Détail du col de dalmatique du diacre au premier plan. b) Détail du col de dalmatique (inv. 100 50 192) de la sacristie d’El Escorial. ©DHF.

Bien que la lecture de la peinture du col de dalmatique du deuxième diacre, figure 4a, soit plus difficile, nous pensons qu’il s’agit de l’aigle de Saint Jean, à rapprocher du col de dalmatique (inv. 100 50 195), figure 4b, des ornements d’El Escorial. 

Figure 4a 3Figure 4b 3

 

 

 

 

 

 

                                                    (a)                                                                                           (b)
Figure 4 : a) Détail du col de dalmatique du diacre au deuxième plan. b) Détail du col de dalmatique (inv. 100 50 195) de la sacristie d’El Escorial. ©DHF.                               

L’image du panneau du dos de la dalmatique, Figure 5a, peut être interprétée comme étant une représentation de la Pentecôte. Nos recherches ne nous ont pas permis de la retrouver  parmi les scènes historiées brodées sur les ornements d'El Escorial quoique Junquera de Vega [11] la mentionne décorant un chaperon de chape et faisant encore partie des ornements de la sacristie en 1963. Par contre, le dessin, provenant de l’atelier de dessin de broderies, Figure 5b, se trouve toujours à l’Escorial, a des dimensions (430x485 mm) qui se rapprochent de celles d’un faldon de dalmatique et a été piqué pour transfert, comme c’est le cas pour beaucoup de dessins reportés sur des étoffes destinées à être brodées  [12].

Figure 5a 1

Figure 5a : Détail du panneau (faldon) de dalmatique du diacre au premier plan. ©DHF.

Figure 5b 1Figure 5b : Dessin de la Pentecôte de l’atelier de dessin pour modelés de broderie d’El Escorial.

Il ne fait aucun doute que la Vierge tout à fait surdimensionnée, assisse sur une estrade sous la colombe du Saint Esprit, et tous les personnages placés à sa droite correspondent strictement au dessin. Bien que ceux à la gauche de la Vierge soient beaucoup moins bien différenciés dans la peinture à cause de la pliure du faldon, tout donne à penser que le peintre s’est directement inspiré de la broderie du chaperon ou, à défaut, du dessin. 

L’image de la manche de la dalmatique, figure 6a, est beaucoup trop fragmentaire mais on peut l’interpréter comme le Christ distribuant du pain à ses disciples après la résurrection si on la compare au dessin qui se trouve au British Museum [13] (inv. 2011,7109.1) et qui est attribué à l’atelier de dessin pour broderies d’El Escorial, Figure 6b. On retrouve le personnage courbé à gauche du Christ, qui est seulement recouvert partiellement par sa tunique et qui tend son bras pour déposer le pain dans les mains du disciple. Le format du dessin  - rectangulaire allonge de 17x27 cm – est cohérent avec celui des manches de dalmatique même si les broderies sont généralement deux fois plus grandes.

Figure 6aFigure 6b

                                                

             (a)                                                                                        (b)
Figure 6 : a) Détail du panneau de la manche de dalmatique du diacre au premier plan. ©DHF. b) Détail du dessin du British Museum (inv. 2011,7109.1) attribué à l’atelier de dessin pour broderies d’El Escorial.

Il est très intéressant de comparer l’orfroi de la chasuble porté par l’officiant, figure 7a, avec celui de la chasuble de la Vie du Christ de l’ornement de l’Escorial (inv. 100 50 181), figure 7b. On voit en effet quelques détails significatifs tels que le large galon en partie haute et sur les côtés et le panneau décoré de motifs géométriques dans la partie supérieure suivi de deux panneaux historiés séparés par un large galon. Malheureusement, la lecture des scènes est trop inprécise - on croirait apercevoir une présentation au temple dans le panneau intermédiare - pour pouvoir rechercher des analogies dans les broderies et dessins connus. 

Figure 7aFigure 7b                                

 

 

                         

 

 

 

             

 

        

(a)                                                                                         (b)
Figure 7 : a) Détail de la chasuble de l’officiant, b) Détail de la chasuble brodée avec des scènes de la vie du Christ. 

Comme déjà décrit, le bandeau supérieur de l’antependium montre des panneaux rectangulaires avec un dessin géométrique intercalé entre des panneaux montrant de scènes historiées, Figure 8a. Cette disposition est identique à celle d’un bandeau supérieur d’antependium du monastère de l’Escorial (inv. 100 50 197), figure 8b, et ne se retrouve dans aucun des antependia espagnols de la même période connus. En effet, les bandeaux sont généralement décorés de médaillons séparés par des rinceaux, vases, ou autres ornements [14]. Que les images historiées soient rectangulaires à axe vertical dans le tableau de Carreño de Miranda au lieu d’être à axe horizontal comme dans la broderie est probablement due à un effet de perspective et au fait que le peintre n’a pas copié mais plutôt interprété les ornements pour mieux les incorporer visuellement.

La lecture du premier panneau historié, Figure 9a,  est assez aisée et peut être rapprochée d’un dessin [15] de l’atelier de broderies qui représente le miracle de l’aveugle, Figure 9b. En effet, bien que la disposition des personnages soit dans la broderie plus ramassée pour pouvoir incorporer la scène dans un rectangle à axe vertical on distingue bien le même nombre de personnages : trois (ou quatre) derrière le Christ, l’aveugle agenouillé à sa droite et deux autres personnages derrière lui. L’architecture dans le lointain à gauche est singulièrement proche avec un toit en coupole et une grosse tour crénelée adjacente. 


Figure 8a(a)


Figure 8b

(b)
Figure 8 : a) Détail du bandeau supérieur de l’antependium. b) Détail du bandeau supérieur d’antependium (inv. 100 50 197) de la sacristie d’El Escorial.

Figure 9aFigure 9b

 

            

                             

 

 

 

 

 

   (a)                                                                                                    (b)
Figure 9 : a) Le premier panneau historié du bandeau d’antependium, b)   Dessin du le miracle de l’aveugle de l’atelier de dessin pour broderies d’El Escorial

La scène du second panneau historié, Figure 10a, peut être rapprochée du dessin de Marie-Madeleine essuyant les pieds du Christ [16] au cours du repas chez Simon, Figure 10b. On voit que le dessin, rectangulaire d’axe horizontal, a été modifié pour l’incorporer dans un rectangle à axe vertical en conservant la décoration du lieu – les rideaux à gauche et à droite et l’ouverture centrale entre deux pilastres – et les personnages – Marie-Madeleine agenouillée, le Christ et les trois personnages autour de la table

Figure 10b 2   Figure 10a

 

 

 

 

 

 

 

    (a)                                                                                                    (b)
Figure 10 : Le deuxième panneau historié du bandeau d’antependium, b) Dessin de Marie-Madeleine essuyant les pieds du Christ a cours du repas chez Simon de l’atelier de dessin pour broderies d’El Escorial

La comparaison du décor des panneaux intermédiaires montre des éléments décoratifs assez proches - comme l’ovale central – qui les rendent familiers sans toutefois pouvoir les identifier en totalité à ceux du bandeau brodé toujours à El Escorial..

Finalement, le riche arrangement de glands et cordons sur l’arrière de la dalmatique du premier diacre, Figure 11a, est identique à celui montré par Junquera [17], Figure 11b, provenant des ornements de la sacristie d’El Escorial. On voit dans ces illustrations que dans les deux cas les glands, de grandes dimensions, sont disposés sur quatre rangs, retombent sur le dos du diacre et sont reliés à un autre gland suspendu à un cordon se trouvant au milieu. 

Figure 11aFigure 11b 1

 

 

 

 

 

 


    

                                          
                                    (a)                                                                                                                                     (b)
Figure 11 : a) Détail des cordons et glands de la dalmatique du premier diacre, b) Cordons et glands d’une dalmatique de la sacristie d’El Escorial.                                         

Pourquoi et comment ?

Le tableau a été peint trois quarts de siècle après la date très probable de réalisation des dessins et broderies à El Escorial. La question est de savoir pourquoi et comment Carreño de Miranda à fait le choix d’utiliser soit les dessins soit les broderies de la sacristie d’El Escorial pour son tableau. À partir de septembre 1665 l’Espagne vit sous la Régence de Marie-Anne d’Autriche dont Carreño de Miranda était proche puisqu’il fit le portrait de Charles II (1661-1700), héritier de Philippe IV, en 1675, 1677 et 1681. On peut supposer que le peintre a assisté à la cérémonie d’inhumation de Philippe IV, décédé le 17 septembre 1665, dans la crypte de l’église d’El Escorial et que, au cours de cette cérémonie les officiants portaient les vêtements liturgiques les plus prestigieux de la Sacristie – les ternos ricos brodés pendant le règne de Philippe II. En septembre 1665 Carreño de Miranda avait probablement reçu déjà la commande pour le tableau des Trinitaires et quoi de plus normal, alors, que de s’inspirer de la richesse de la cérémonie pour l’œuvre en devenir.

Étant donné que Carreño a reproduit avec une extrême justesse des détails des ornements - tels que les galons brodés, la disposition des panneaux de la frontalera, la partie supérieur de la bande d’orfroi de la chasuble et les glands et les cordons sur l’arrière de la dalmatique – d’une façon  presque « photographique » on est en droit de penser qu’il a effectivement vu les ornements en cours d’usage et qu’il a eu le temps de prendre de notes et, pourquoi pas, les utiliser comme modèle pendant l’exécution de la peinture.

Cette hypothèse séduisante peut être confortée si l’on tient compte que pas plus de vingt ans plus tard - en 1685- Claudio Coello (1642 – 1693), nommé peintre officiel de la cour par le roi Charles II à la suite du décès de Carreño de Miranda, entame la réalisation de son œuvre la plus importante - «  La Sagrada Forma [18] » - pour la sacristie de l’église d’El Escorial, Figure 12. Or, cette peinture représente la cérémonie qui eut lieu dans cette même sacristie [19] le 19 octobre 1684 en présence du roi Felipe IV et de membres de son gouvernement pour expier l’acte de profanation de l’Hostie. Il travailla à cette œuvre jusqu’en 1690 ce qui lui permit probablement d’assister à de nombreuses cérémonies où les ornements d’El Escorial étaient portés par les membres du clergé et qu’il intégra dans la portion gauche en bas de la peinture, Figure 13.


Figure 112Figure 12 : « La Sagrada Forma », Claudio Coello (1685-90). Monasterio d’El Escorial.


Figure 13Figure 13 : « La Sagrada Forma », détail, Claudio Coello (1685-90). Monasterio d’El Escorial

On voit le prêtre élevant l’ostensoir avec les mains entourées du voile huméral flanqué de deux diacres agenouillés. Ils sont habillés de riches dalmatiques et portent des cols de dalmatique de forme identique à ceux du tableau de Carreño, tandis que l’on distingue une partie de la bande d’orfroi d’une chape sur le devant de l’officient. Cette disposition des trois personnages est aussi identique, de manière spéculaire, à celle du tableau de la Messe des Trinitaires.     

En ce qui concerne les broderies qui apparaissent sur les ornements peints, elles peuvent être rattachées aux broderies ou aux dessins des modèles d’El Escorial comme nous l’avons fait auparavant pour le tableau de Carreño. Ainsi le col de dalmatique du premier diacre, Figure 14a, montre distinctement deux personnages qui se font face au centre du col, celui de droite flanqué d’une bête à cornes indiquée assez précisément. La comparaison avec le col de dalmatique brodé d’El Escorial ne peut pas être plus éclatante, tant la similarité dans la disposition des évangélistes, de leurs vêtements et de leurs membres ainsi que le dessin et la position du bœuf sont grandes. La disposition et le nombre de glands que l’on observe sur le dos de la dalmatique du diacre de la Figure 13 se compare très favorablement avec celle de la Figure 11a et b et procède, sans aucun doute du même atelier, celui d’El Escorial.

Figure 14b Figure 14a

 

  

 
 
 
 
 

                                                                (a)                                                                                            (b)
Figure 14 : a) Détail du col de dalmatique du premier diacre de la Figure 13, b) Détail d’un col de dalmatique de la sacristie d’EL Escorial.

Quant à l’image tronquée de l’orfroi de la chape de l’officiant, Figure 15a, elle est de toute évidence issue du dessin représentant le Christ demandant le baptême à Saint Jean [20], Figure 15b. On reconnait en effet la masse sombre de la frondaison de l’arbre derrière le Christ, l’attitude et l’habillement de celui-ci ainsi que les deux personnages, dont un est Saint Jean, lui faisant face. Mais le plus frappant est le galon brodé sur la droite du panneau qui est composé d’enroulements en S autour d’une tige végétale. Un tel arrangement apparait dans la chute latérale d’antependium de la collection Cougard-Fruman [21] au Puy-en-Velay ainsi que dans d’autres broderies à El Escorial dont une autre chute d’autel, Figure 15c.

Figure 15aFigure 15bFigure 15c

  
     

 

 

 

 

 

                          (a)                                                                        (b)                                                                      (c)
Figure 15 : a) Détail du de l’orfroi de la chasuble de l’officiant de la Figure 13, b) Le Christ demandant le baptême à Saint Jean, dessin de l’atelier d’EL Escorial, c) détail d’une chute d’autel de la sacristie d’EL Escorial.

Quoique la scène représentée sur la manche de la dalmatique du diacre, Figure 16, n’a pas pu être identifiée ni dans les broderies ou parmi les dessins connus provenant d’El Escorial, la signature de l’atelier se trouve indiscutablement représentée par le galon qui est constitué d’une tige ondulante portant des feuilles et vrilles de vigne comme dans une autre chute d’autel de la collection Cougard-Fruman [22] et dans le bandeau d’antependium, Figure 8b, toujours à El Escorial.


Figure 115

Figure 16 : Détail de l’orfroi décorant le manche de la dalmatique du premier diacre de la Figure 13.

Il n’est pas anodin que dans le tableau de Coello les habits représentés appartiennent à deux ensembles différents comme le justifie la présence de deux galons brodés distincts : l’un composé d’enroulements en S autour d’une tige végétale et l’autre d’une tige ondulante portant des feuilles et vrilles de vigne. Si le peintre les avait représentés « de mémoire » pour quelle obscure raison aurait-il pris la peine de peindre avec autant de soin deux bordures aussi différentes ? Nous pensons que ceci justifie notre hypothèse qu’il les utilisait comme modèles pendant l’exécution de la peinture. Et pourquoi ceci n’aurait-il été le cas aussi pour Carreño de Miranda ?

Conclusion

Nous pensons avoir montré que les ornements issus de l’atelier de broderie du Real Monasterio d’El Escorial – et en particulier ceux connus sous le terme de « ternos ricos » brodés avec la technique de l’or nué – ont bien été utilisés comme modèles par deux peintres royaux - Carreño de Miranda d’abord et Claudio Coello ensuite – dans deux œuvres peintes magistrales – la Messe de fondation de l’ordre des Trinitaires et La Sagrada Forma respectivement.  

Remerciements

Nous remercions Guillaume Kientz, conservateur au Musée du Louvre, qui nous a incité à publier cette note dans notre site et nous a accompagné dans un épique voyage à El Escorial où nous avons été reçus avec sa gentillesse habituelle par Pilar Benito García, conservatrice au Palais Royal de Madrid et responsable des collections royales de tissus, broderies et costumes du Patrimonio Nacional.

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[1] Baticle (Jeanine), "Une œuvre retrouvée de Carreño de Miranda, La Fondation de l'ordre des Trinitaires", in Revue du Louvre et des musées de France, n 15, 1965, pp. 15-22.

[2] Gerard Powell (Véronique), in Écoles espagnole et portugaise, catalogue du département des peintures du musée du Louvre, Éditions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 2002, pp. 153-157.

[3] Vergnette (François de), La Messe de fondation de l’ordre des Trinitaires, http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/la-messe-de-fondation-de-lordre-des-trinitaires

[4] La technique de l’or nué est la suivante : sur une toile on trace le dessin de la pièce à broder, on la couvre ensuite avec des fils or posés sur la toile et allant d’un extrême à l’autre dans le sens de la largeur, les fils or sont fixés ensuite avec de points de soie croisées en prenant les fils or deux par deux. En changeant les nuances des fils de soie et en les serrant plus ou moins suivant l’effet recherché et le motif à figurer on obtient l’effet nué qui laisse apercevoir plus ou moins l’éclat de l’or.

[5] Junquera de Vega (Paulina), “El obrador de bordados de El Escorial”  in “IV centenario del Monasterio de El Escorial”, Edición Patrimonio Nacional, 1963, vol. 2, p. 551-582.

[6] http://rbme.patrimonionacional.es/Busqueda-en-Catalogo.aspx?searchtext=bordador&searchmode=advanced&pagesize=20&pagesort=Ascendente&page=1

[7] Deux chutes d’antependium appartenant à la collection Cougard-Fruman au Trésor du Cloître de la Cathédrale de Notre-Dame du Puy-en-Velay (voir Cougard-Fruman (Josiane) et Fruman (Daniel H.), Le trésor brodé de la cathédrale du Puy en Velay : Chefs-d’œuvre de la collection Cougard-Fruman, Albin Michel, Paris 2010, p. 74-81 et p. 253-255) sont sans aucun doute de cet atelier.. Une chasuble au Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin (voir Mühlbächer (Eva), Europäische Stickereien vom Mittelalter bis zum Jugendstil, Staatliche Museen zu Berlin, 1995, n° 48, p. 54-55) est supposée provenir de cet atelier mais rien ne le permet de l’affirmer. Un fragment de bande d’orfroi, sans aucun doute de l’atelier de El Escorial, est aussi présent dans une institution allemande.

[8] Voir par exemple le site du Museo Lazaro Galdiano et en particulier  la page http://database.flg.es/bus_listado.asp et les réponses à « collar de dalmatica ».

[9] Cougard-Fruman (Josiane) et Fruman (Daniel H.), Le trésor brodé de la cathédrale du Puy en Velay : Chefs-d’œuvre de la collection Cougard-Fruman, Albin Michel, Paris 2010, N° 19, p. 82 et p. 255.

[11] Junquera de Vega (Paulina), “El obrador de bordados de El Escorial”  in “IV centenario del Monasterio de El Escorial”, Edición Patrimonio Nacional, 1963, vol. 2, p. 581.

[12] Diego Angulo and Alfonso E.Pérez Sánchez, “A corpus of Spanish drawings” Harvey-Miller, London, vol. 1, n° 384, p. 76, plate LXXXVII.

[14] Voir par exemple ALARCÃO (Teresa), SEABRA CARVALHO (José Alberto), Imagems em paramentos bordados - Séculos XIV a XVI, Lisbonne, Instituto Portugues de Museus, 1993, p. 244-251, p. 304-311, et p. 312-317.  D’autres exemples se retrouvent au Los Angeles County Museum (Costume Council Fund (M.66.71), et voir MAD Paris.

[15] Diego Angulo and Alfonso E.Pérez Sánchez, “A corpus of Spanish drawings” Harvey-Miller, London, vol. 1, n° 314, p. 68, plate LXXX.

[16] Diego Angulo and Alfonso E.Pérez Sánchez, “A corpus of Spanish drawings” Harvey-Miller, London, vol. 1, n° 316, p. 68, plate LXXX.

[17] Junquera de Vega (Paulina), “El obrador de bordados de El Escorial”  in “IV centenario del Monasterio de El Escorial”, Edición Patrimonio Nacional, 1963, vol. 2, p. 575.

[18] L’Hostie Sacrée

[20] Diego Angulo and Alfonso E.Pérez Sánchez, “A corpus of Spanish drawings” Harvey-Miller, London, vol. 1, n° 356, p.73, plate LXXXIV.

[21] Cougard-Fruman (Josiane) et Fruman (Daniel H.), Le trésor brodé de la cathédrale du Puy en Velay : Chefs-d’œuvre de la collection Cougard-Fruman, Albin Michel, Paris 2010, N° 18, p. 78 et p

[22] Ibid, N° 17, p. 74 et p. 253.

Date de dernière mise à jour : 30/01/2020