PASSEMENTIERS OU BRODEURS ?

On peut distinguer deux types de galons [1]: ceux qui sont fabriqués par les passementiers [2] indépendamment de l’objet auquel ils sont destinés et que nous appellerons « d’application » puisqu’ils sont posés et cousus, généralement en finition,  pour lisérer un ouvrage en cachant une couture ou un pli inopportun, quoique nécessaire, ou pour l’embellir par la création de motifs décoratifs destinés soit aux robes ou habits profanes soit aux ornements liturgiques ; et ceux brodés en même temps qu’un ouvrage de broderie comme ce fut le cas dans les bandes d’orfrois des ornements liturgiques, du XVe et du XVIe siècles en particulier [3], et que nous appellerons « figurés [4] ».

Le problème se pose quand on se trouve en face de galons brodés « préfabriqués », destinés donc à être posés en application sur un ouvrage qui peut être brodé ou pas. La collection Gandini des Musei Civici de Modena possède quelques exemples de galons de ce type classés sous la rubrique « broderie » [5], presque tous italiens et du XVIIe siècle. 

Nous allons traiter de quatre exemples de notre collection pour ouvrir ainsi les portes à une réflexion sur leurs auteurs : s’agit-il de passementiers ou de brodeurs ?

Le premier est un bandeau très étonnant, Figure 1, qui mesure 11,5 cm de large et 42,5 cm de long. Une de ses extrémités est finie et l’autre est coupée, indiquant qu’il était beaucoup plus long à l’origine. Sa surface est recouverte en totalité d’une dense broderie imitant un travail d’orfèvrerie. Il présente un complexe motif décoratif central sous la forme de deux fines branches attachées à la base et prolongées par de nombreuses branchettes dont certaines supportent de gros « fruits » de forme ronde ou ovoïde, Figure 2. Il est encadré par deux autres motifs qui diffèrent par la structure des branches, avec des tiges retombant sur les côtés, et par la forme des « fruits » dont, en particulier, deux grosses étoiles à six branches et quatre longues « chenilles ».  Le bandeau est cerné sur trois côtés d’une succession de motifs ronds, comme ceux des « fruits » mais de plus petit diamètre.

Figure 1Figure 1 : Galon ou Bordure, Italie ?, XVIIIe siècle. © Collection Fruman

Figure 2

Figure 2 : Détail du motif central de la Figure 1. © Collection Fruman

Sur une toile forte recouverte d’une plus fine, les branches sont brodées en guipure de très fin filé argent et cernées d’un frisé argent et d’un brin de canetille (frisure) or. Les « fruits » et motifs ronds des bordures sont en fort relief et pavés de paillettes, certaines plates, comme celles du fond, et d’autres hémisphériques en cuivre ( ?) de 2,5 mm de diamètre posées dans un entourage de canetille. La bordure est limitée par une ligne ondulante de fine guipure de filé argent. L’espace laissé libre est recouvert de paillettes or de 3 mm de diamètre attachées avec un court brin de canetille. L‘envers est totalement couvert de colle nécessaire pour assurer la conservation de l’ouvrage.

Les dimensions du bandeau et son poids sont difficilement compatibles avec son utilisation comme galon. Nous penchons plutôt pour un usage décoratif tel qu’une embrasse de rideaux ou un élément de coiffe. En ce qui concerne l’origine et la datation nous suggérons l’Italie ou l’Allemagne et le XVIIIe siècle.

Le deuxième exemple concerne deux galons exceptionnels, Figure 3, que nous pensons d’origine italienne, du  XVIIe-XVIIIe siècle, et mesurant 6x54 cm chacun. Ils sont de forme ondoyante avec la répétition dans chaque onde d’un motif décoratif floral très stylisé. L’un des galons est cerné sur trois côtés et l’autre sur deux (les longs) d’une très fine dentelle métallique (lame et filé) festonnée. Le fond de toile de lin est presque totalement couvert d’une broderie de filé et lame or en couchure et en partie au passé plat, semée de paillettes rondes tenues par des filés or croisés et, parfois un brin court de frisure, Des feuillages très stylisés  sont suggérés par des paillons - très originaux, en forme de boucles ouvertes allongées, Figure 4 – dont la partie centrale est remplie de trois ou quatre longs brins de frisure tandis que l’extérieur est agrémenté de boucles de même, Figure 5. Sur le revers, seule la matière des éléments brodés au point passé plat se laisse voir en plus des fils de soie qui croissent les fils métal couchés.  

Figure 4

Figure 3 : Galon, Italie, XVIIe-XVIIIe siècle. © Collection Fruman

Figure 5

 Figure 4 : Détail du motif décoratif de la Figure 3. © Collection Fruman Figure 6

Figure 5 : Détail des paillons de la Figure 4. © Collection Fruman

 Nous poursuivons avec un galon magnifique, aussi bien par la qualité de son exécution, qui montre une maîtrise consommée de l’art de la broderie métal, que par son remarquable état de conservation, et par la longueur inattendue des spécimens - 105 et 97 cm – tellement plus longs que les fragments de la collection Gandini déjà mentionnés (référence 5). Ce qui surprend est sa petite largeur, seulement 1,4 cm, sur laquelle se répète un motif décoratif d’un rapport de 8,7 cm formé par un « pot-à-feu » ou « cassolette » accolée à des arceaux à crochets et à volutes, Figure 6. Le fond est traité en couchure, en partie en filé argent par groupes de trois brins croisés de soie ivoire, et en partie en cordonnet de deux filés or croisés par paires de fils de soie jaune. Le « pot » est en guipure de lames or sur corde croisées de filés or, les « flammes » en filés argent (âme de soie naturelle ?) posés sur corde par groupes de trois brins croisés de soie blanche, et les arceaux en guipure de filés or (âme de soie jaune) sur carton. Les bords du galon sont liserés d’un cordonnet de filés or soulignés, ainsi que le pot et les arceaux, d’un fil de soie noisette, Figure 7.

 Figure 8Figure 6 : Motif décoratif se répétant le long du galon, Italie, XVIIe  siècle. © Collection Fruman

Figure 9Figure 7 : Détail du galon de la Figure 6. © Collection Fruman

Le dernier exemple est un galon d’à peu près 2,3 cm de largeur qui, contrairement à ceux que nous venons de voir, se trouve dans sa situation d’usage car il a été utilisé pour délimiter la colonne arrière et la croix en tau du devant d’une chasuble italienne, très probablement du début du XVIIIe siècle. Il est très étonnant car il est fait sur une étroite bande de toile fine en étendant dans le sens de la longueur et sans discontinuité sur des longueurs très importantes des filés or en couchure, croisés, deux par deux, par des fils de soie. Sur ce lit d’or se répète un décor représentant des motifs floraux stylisés, d’une dizaine de centimètres de rapport, Figure 8, brodé en canetille (frisure) et filés au point plat or et argent. Le galon est liséré d’une tresse et festonné de filés or. Comme pour n’importe quel galon certains des angles droits – ceux en bas de la colonne et de la croix - sont négociés par couture à 45°. Cependant, et c’est l’aspect intrigant de ce galon, d’autres angles droits - ceux des côtés de la traverse de la croix en tau - et un angle aigu au dos de la chasuble sont brodés en forme (ou à disposition), Figures 9 et 10 respectivement. Ceci voudrait-il indiquer que ce galon a été fabriqué exprès pour décorer une chasuble ?

Figure 10 Figure 8 : Galon, Italie, début du XVIIIe siècle (détail). © Collection Fruman

Figure 11                                     Figure 11bis 

        Figure 9 : Détail d’un angle droit à disposition.                Figure 10 : Détail d’un angle aigu à disposition 
                         © Collection Fruman                                                     © Collection Fruman                                    

Puisqu’il s’agit d’une chasuble de grande qualité on aurait pu s’attendre à ce que les galons limitant la colonne et la croix soient aussi brodés directement sur le tissu de fond (galons figurés) comme c’est le cas pour d’autres ornements de la même époque [6], plutôt que de venir appliquer un galon « préfabriqué » et de surcroît brodé qui empiète sur une partie de la broderie de la chasuble.

Ce type de fabrication est peu usité et nous ne connaissons pas d’exemples analogues.

Nous espérons que cette note, sur un thème moins exotique que les deux précédentes – « le motif en damier » et « drôles d’oiseaux » – suscitera l’intérêt de nos amis amoureux du textile et de la broderie qui pourront nous faire découvrir d’autres galons brodés rapportés sur des ornements ecclésiastiques ou profanes et nous éclairer sur leur datation et leur lieu d’origine.  


 

[1] Galon : nom que l’on donne a des tissus étroits comme les rubans, mais croisés, fort épais, et fabriqués avec des fils d’or, d’argent, de cuivre ou d’argent doré, de soie, de coton, de laine ou de fil (Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. XXIX, Belin-Mandar, Libraire, Paris, 1836, p. 339)
[2] Les galons de passementerie sont fabriques par tressage, retordage ou tissage et ne requièrent pas un tissu de fond ou de support comme c’est le cas pour une broderie.
[3] ALARCÃO (Teresa), SEABRA CARVALHO (José Alberto), Imagems em paramentos bordados - Séculos XIV a XVI, Lisbonne, Instituto Portugues de Museus,1993, p. 369-371. Ces auteurs presentent des details des galons brodés "figurés" de divers origines du XVe et XVIe siècles, tous dans la tecnique de l’or en couchure en relief sur corde.
[4] On dit que les galons sont « figurés » quand les « dessins n’apparaissent qu’à l’endroit, tout en ayant l’envers formé des mêmes matières » (voir le Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. XXIX, Belin-Mandar, Libraire, Paris, 1836, p. 339). C’est bien le cas des galons brodés destinés à être appliqués ; quoique, quand il s’agit de broderie en couchure, la matière présente à l’endroit n’apparaît pas nécessairement à l’envers. Par extension on utilise ce qualificatif pour les galons brodés directement sur un tissu de fond dont la largeur excède celle du galon proprement dit.
[5] Schoenholzer Nichols (Thessy), Silvestri (Iolanda),  Musei Civici di Modena: La Collezione Gandini : Merletti, Ricami e Galloni dal XV al  XIX secolo, F.C. Panini, Modena, 2002, N° 37 à 49, 52 à 55, 64 et 69, p. 112-117, 119-120, et 131-133 et 135 pour les illustrations.
[6] Josiane Cougard-Fruman & Daniel H. Fruman, Le trésor brodé de la cathédrale du Puy en Velay : Chefs-d'oeuvre de la collection Cougard-Fruman, Albin Michel, Paris, 2011, N° 40, 63, 65, 66 et 67.   

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Date de dernière mise à jour : 21/02/2019