UNE VIERGE À L'ENFANT DE 1451

Il s’agit d’une œuvre étonnante de par ses dimensions (66,5x26 cm) et sa qualité que nous avons eu la chance d’acquérir dans un état de conservation qui semblait assez médiocre mais s’est avéré bien meilleur qu’espéré. Comme nous allons le montrer il s’agit très probablement d’une broderie allemande (Bas-Rhin) datée de 1451 et d’une extrême rareté.

Vierge a l enfant xv entier transparentLa Vierge, Figure 1, debout, couronnée, nimbée et tenant un sceptre de la main droite, porte sur son bras gauche replié l’Enfant - totalement nu pour souligner la nature humaine du Dieu incarné - qui entoure de son bras droit le cou de la Vierge et appuie sa main gauche sur le col de la tunique de celle-ci. Elle est très richement vêtue d’une tunique bleue à manches - col carré et corsage à plis - recouverte d’un ample manteau rouge retombant en plis élaborés. Sa chevelure - coiffée en arrière et dégageant son oreille droite - se étale en mèches sur l’épaule, tandis que celle de l’enfant est faite de bouclettes serrées. Elle porte une couronne fermée (impériale), formée d’un cercle surmonté de quatre grands fleurons, trois grosses perles et trois arcs se réunissant au sommet pour soutenir une croix. Le sceptre se termine par un fleuron ouvragé (fleur de lys ?). La Vierge esquisse un sourire et se penche légèrement vers l’Enfant qui à son tour lève la tête et croise son regard.

Visage masculin 1

 

 

 

 

 

 


Figure 2 : Détail du masque (visage masculin) de profil
   sous le pieds de la Vierge. Collection Fruman




Figure 1 : Vierge à l'Enfant
                Collection Fruman
Elle se tient debout sur un visage masculin (masque), Figure 2, de profil dirigé vers le bas, représentant le pouvoir du démon vaincu par la naissance du Christ. On distingue clairement de gauche à droite le front, l’œil, le nez, la bouche et le menton ; sur le front est brodé une date que nous lisons comme 1451, Figure 2bis.
Date detoure




 

       

 




Figure 2bis : Date brodée, Collection Fruman       

Vierge xv detail vierge et enfantSur une toile fine, la tunique, le manteau, le nimbe et le visage masculin sont en filés d’or et d’argent très fins couchés et croisés de fils de soie. Les visages des deux personnages et la chevelure de la Vierge sont brodés au point fendu avec quelques points de tige pour marquer les mèches. Un gros cordonnet composé d’une âme de soie bleue entouré de lame et filé métal (cuivre) a été utilisé pour le sceptre et les boucles de la chevelure de l’Enfant. La Vierge porte autour du cou un collier composé de perles de métal. La broderie sur le corps de l’Enfant et la poitrine de la Vierge a  presque totalement disparu, Figure 3.

La représentation de la Vierge avec couronne et sceptre et portant l’Enfant assis sur le bras gauche est assez classique et Brel-Bordaz [1] la signale dans la chape de la Vierge de Saint-Bertrand-de-Cominges, du 1er quart du XIVe siècle et de facture « opus anglicanum ». Notre broderie présente des caractéristiques iconographiques particulières que nous allons traiter par la suite.

 


Figure 3 : Détail Vierge à l'Enfant, Collection Fruman            

Le modèle de l’Enfant totalement nu, avec un bras – soit le gauche ou le droit suivant le côté où il est représenté - derrière le cou de la Vierge peut être trouvé dans de nombreuses xylographies allemandes, comme par exemple les numéros 1076, 1076-1, 1091, 1099 et 1099-1 de Bartsch [2], Figure 4 (a), (b), (c), (d) et (e). Le  geste de l’Enfant, posant  sa main gauche sur la poitrine de sa Mère est sur la xylographie 1091, Figure 4 (c), la couronne fermée de grande taille à fleurons est sur les xylographies 1076, 1099 et 1099-1 et 1099-2, Figure 4 (a), (d), (e) et (f), tandis qu’un visage masculin de profil, de face ou de trois quarts est foulé par la Vierge sur les xylographies 1099, 1099-1, 1099-2 et 1101, Figure 4 (d), (e), (f) et (g).  Il faut noter que le visage masculin est dans ces xylographies incorporé dans la partie concave d’un croissant de lune tournée vers le bas, ce qui n’est pas le cas, et ne semble pas avoir été le cas à l’origine, dans notre broderie. On retrouve la chevelure de la Vierge coiffée en arrière, dégageant l’oreille et retombant sur son épaule sur les xylographies 1076, 1099  et 1099-1, Figure 4 (a), (d) et (e). L’Enfant nu avec un bras entourant le cou de la Vierge est  représenté aussi dans la  Vierge à l’Enfant dite de Lyon attribuée à un maître français vers 1425 [3]. La douceur du visage de la Vierge est très proche de celle de la Figure 4 (g).

Bartsch p 102 1076
Bartsch p 103 1076 1Bartsch p 117 1091

 

 

 

 

 

 

 


                    (a)                                                                 (b)                                                            (c)

Bartsch p 124 1099  Bartsch p 125 1099 1   Bartsch p 126 1099 2

 

 

 

 

 

 

 

                    (d)                                                                 (e)                                                            (f)
Figure 4 : Xylographies allemandes du XVe siècle

Bartsch p 127 1101Presque identique est la disposition Met 1943 3des deux personnages dans une xylographie coloriée, Figure 5, datant de 1450-1460 à la National Gallery of Washington. Un exemple extrêmement proche pour ce qui est de la gestuelle de l’Enfant et la présence du sceptre est dans une xylographie vers 1460 que l’on peut consulter sur le site de l’Université de Wisconsin que nous reproduisons en Figure 6 (a) et en image miroir en Figure 6 (b). Cependant, la couronne de la Vierge est ouverte au lieu d’être fermée.

 

         Figure 4 :  Suite (g)                                                                                                         Figure 5 : Xylographie
                                                                                                                                   National Gallery, Washington DC 

Wisconsin aWisconsin b

La représentation de la Vierge avec l’Enfant nu entourant le cou de sa Mère avec son bras est une constante dans l’art allemand et des Pays-Bas du XVe et XVIe siècles. On retrouve la gestuelle de l’Enfant ainsi que la coiffure de la Vierge - dégageant l’oreille et retombant sur l’épaule - dans deux tableaux : l’un de Dieric Bouts (Theodore M. Davis Collection, Bequest of Theodore M. Davis, 1915 (Accesion number:30.95.280)) , Figure 7, et l’autre de l’atelier de Gérard David (Robert Lehman Collection, 1975 (Accesion number: 1975.1.118)) , Figure 8, au Metropolitan Museum. Les deux peintures datant de quelques dizaines d’années après notre broderie. 
                    (a)                                                     (b)
                  Figure 6 :  Xylographie, Université de Wisconsin, USA
Met dieric boutsMet gerard david

 

 

 

 

 

 

 

 

 


                               
                   Figure 7 : Dieric Bouts, MET, USA                          Figure 8 : atelier de Gérard David, MET, USA  

En sculpture, un exemple frappant est La Vierge au croissant de Tilman Riemenschneider, Figure 9, du Spencer Art Museum (Gift in memory of Professor Harry C. Thurnau through the Estate of Myrtle Elliot Thurnau, inv.1952.0001) des premières années du XVIe siècle. En tapisserie, celle appartenant au Bayerischen Nationalmuseum (Inv. Nr. T696 [4]) de Munich, Figure 10, est plus flagrante encore dans sa similitude avec notre broderie en dépit du fait que la couronne de la Vierge est ouverte au lieu de fermée.  

Tilman riemenschneider spencer museum of art        N 61 meisterwerke mittelalterlicher textilkunst bd  
              

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Figure 9                                                                                                         Figure 10
Nous pensons que les xylographies et les autres œuvres d’art allemandes mentionnées ci-dessus sont à la source de l’iconographie de notre broderie et sommes tentés de lui attacher une origine allemande plutôt que flamande.

Vierge nuremberg bdCette tentative d’attribution est confortée par l’existence au Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg d’une Vierge à l’Enfant [5], Figure 11, extrêmement proche de la nôtre quoique plus petite puisqu’elle ne fait que 51 au lieu de 66,5 cm, et elle est supposée être originaire du Bas-Rhin et de la fin du XVe siècle. La Vierge est aussi habillée d’une tunique bleue à plis et d’un manteau rouge, Elle est nimbée, coiffée d’une couronne fermée, porte un sceptre sommé d’un fleuron à droite et se tient debout sur un croissant de lune enfermant un masque masculin de profil à la peau noire. L’enfant est nimbé, totalement nu, porte le bras droit autour du cou de la Vierge et pose le gauche sur le manteau de celle-ci. Cette broderie est presque identique, à la symétrie horizontale près, de la xylographie de l’Université de Wisconsin, Figure 6 (b). La plus grande différence vient du fait que dans la xylographie le croissant de lune est dirigé vers le haut plutôt que vers la bas, qu’il n’y a pas de visage masculin et que la couronne de la Vierge est ouverte. On peut voir facilement que la broderie du nimbe, avec des rayons tournoyants, est la même dans les deux broderies et typique des ouvrages allemands du XVe siècle.  


Figure 11 : Vierge à l’Enfant, © Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg, Photo : Monika Runge 


Les deux broderies – la nôtre et celle du Germanisches Nationalmuseum - sont très similaires sauf que : la Vierge a un visage avec une expression absente et l’Enfant est nimbé dans la broderie de Nuremberg ; le manteau de la Vierge n’a pas de fermoir, les plis sont plus souples et le croissant de lune est absent dans notre broderie.

Il est intéressant de signaler que Marguerite Calberg dans sa remarquable étude [6] de 1938 consacrée à la Vierge au croissant - broderie en ronde bosse de 65 cm de hauteur, de très belle et riche facture - des Musées Royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, Figure 12, la compare à la broderie de Nuremberg, quoiqu’elle soit brodée « à plat » comme la nôtre. On ne peut s’empêcher de reprendre quelques passages de cet article où elle décrit l’Enfant Jésus en ces termes : « La figure seule de ce dernier suffirait à établir quels liens étroits unissent les deux œuvres (Nuremberg et Bruxelles)  ; l’analogie est saisissante entre les deux Enfants nus qui du même élan se suspendent au cou de leur Mère, lèvent vers elle leur tête casquée de bouclettes » et « Des bouclettes d’or, courtes et serrées, forment les cheveux de l’Enfant ». Ces textes pourraient s’appliquer sans changer une virgule à l’enfant de nôtre broderie.  

Rien ne permet de l’affirmer mais on peut penser que notre exemplaire était peut être appliqué sur une autre broderie le contournant et représentant une gloire avec des rayons flamboyants, le nimbe de l’Enfant et le croissant de lune comme dans la reconstitution que nous nous permettons de proposer dans la Figure 13.

Vierge bruxelles bd

Montage vierge avec aureole et croissant

 

 

 

 

 


                        
            

 


 

 

 


Figure 12 : Vierge au croissant,                                                                 Figure 13 : Montage  Vierge à l'Enfat, 
 Musées Royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles                                                       collection Fruman                                                                             
De par sa taille notre broderie pourrait avoir été placée au centre d’un antependium comme celui de la Figure 14 où elle est entourée des douze apôtres, six de chaque côté qui a appartenu à Louis de Farcy qui l’a publié dans son magistral ouvrage [7]. Puisque la hauteur de l’antependium est de 72 cm on peut envisager que celle de la Vierge était d’une cinquantaine de centimètres, assez proche de la broderie de Nuremberg. Dans le cas de notre broderie la hauteur de l’antependium qui aurait pu l’héberger aurait dû être de 90 à 100 cm, ce qui semble tout à fait cohérent avec les dimensions de ces ornements. En nous référant encore à Calberg, elle se demande aussi, tout comme nous, si sa «… Vierge ne pourrait pas avoir été l’ornement principal d’un somptueux antependium »

Antependium milieu xv de farcy planche 65 entier

                         Figure 14 : Antependium, XVe siècle, ancienne collection Louis de Farcy                                            

Nous ne pouvons pas ignorer d’autres hypothèses concernant sa destination parmi lesquelles celle d’un tableau de dévotion où elle aurait pu être seule comme le montre la Figure 13, ou en tant qu’ornement d’un triptyque, ou comme embellissement d’une bannière, quoique nous n’ayons aucun exemple connu d’un tel ouvrage pour le XVe siècle.

En conclusion, notre broderie est d’une extrême rareté parce qu’elle est datée, d’une grande qualité d’exécution et aurait pu orner un antependium fabriqué en Allemagne (Bas-Rhin) ou aux Pays-Bas bourguignons au milieu du XVe siècle. Elle vient rejoindre deux autres œuvres insignes analogues connues ; la Vierge à l’Enfant du Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg et celle des Musées Royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, et permet de préciser la probable date d’exécution de ces ouvrages.  


[1] BREL-BORDAZ, O., Broderies d'Ornements Liturgiques XIII-XIV siècles-Opus Anglicanum, Nouvelles Editions Latines, Paris, 1982, p ; 66- 67, fig. 28.
[2] German Single Leaf  Woodcuts Before 1500 - Anonymous Artists, Richard S. Field, Abaris Books, 1987[3] B.N. Estampes, Ea 5 rés.
[4] DURIAN-RESS, Saskia, Meisterwerke mittelalterlicher Textilkunst. Aus dem Bayerischen Nationalmuseum, Schnell u. Steiner, 1986, p. 162-163, N° ,61.
[5] ZANDER-SEIDEL, Jutta, “The Virgin in Glory”, in: G. Ulrich Großmann, Ornament and Figure. Medieval Art from Germany, München/Nuremberg, 2000, p. 30-31, No. 34.
[6] CALBERG, Marguerite Une Vierge au Croissant Brodée de la Fin de l'Époque Gothique, Bulletin des Musées Royaux d'Art et d'Histoire, 1938, No.2, p. 27-34.
[7] FARCY, Louis de , La broderie du XIe siècle jusqu'à nos jours d'après des spécimens authentiques et les inventaires, Angers, Belhomme, libraire éditeur, 1890, planche 65-1.

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Date de dernière mise à jour : 30/01/2020